Lors du colloque qui c’est tenu à Grenoble en 1990, Jean-Claude Risset et Claude Cadoz ont soulevé, tous deux, le problème de la légitimité de cette synthèse : a-t-elle finalement, vraiment lieu d'être, apporte-t-elle quelque chose de plus que les modèles de signaux ? La particularité première de la synthèse par modèles physiques réside dans le fait qu’elle s’attache à modéliser, non pas le son lui-même, mais l’objet sonore qui doit le produire. En cela, cette technique est totalement différente des méthodes traditionnelles de synthèse par modèle de signal.
" L'observation, l'analyse et la reconstruction, visent l'essence de l'objet qui produit les conditions de la production, plus que ce qui est produit. C'est par l'évolution de la puissance des machines que ce déplacement est progressivement devenu possible : remonter d'un niveau dans la recherche et la formalisation des effets, on se déplace en amont vers une représentation et une restitution des causes90. "
D'après Claude Cadoz, ce " déplacement " semble être un développement, une amélioration des techniques, mais cette représentation des causes plutôt que des effets constitue-t-elle un progrès ? Jean-Claude Risset ne trouve pas cette évolution convaincante :
" La musique est faite pour être entendue, et a priori les modèles physiques ne sont pas spécialement pertinents parce que ce qui compte n’est pas le processus de production mais la perception, l’effet sur les sens, la sanction phénoménologique. Avec la synthèse par ordinateur, on cherche à dépasser les limitations des systèmes mécaniques. Aussi, à première vue, utiliser l’ordinateur pour mettre en œuvre des modèles physiques peut sembler entrer dans l’avenir à reculons, comme disait Mac Luhan, puisque c’est chercher à reproduire ce qui existe déjà dans le monde acoustique91. "
Cette façon de procéder semble, en effet, en contradiction directe avec le rêve romantique d’une virtuosité échappant à la nature physique de l’instrument : comment défier les lois de la physique quand on s’attache à les recréer ? David Wessel au CNMAT92 de l'université de Berkeley en Californie, en accord avec cette remarque, désapprouve l'approche de la synthèse par modèles physiques. Il demande " Why tie yourself to the physical world ? art is about making artifacts, it's about the new93 ". Et Jean-Claude Risset renchérit :
" The point of physical systems, it seems to me, is that they create a world of sound that is virtual and illusory, but where the parameters of control are the parameters of the physical world. But they are not acoustic parameters and it's very hard to do things likeparadoxes or illusions, because these are things that do not exist in the physical world. You can't explore the whole world of sound with physical models94. "
La formation de modèles limités au cadre du monde physique - c'est un caractère propre à la méthode - consiste en une reproduction instrumentale. Pourquoi un retour à l’instrument, sans instruments ? Jean Claude Risset et Guillaume Loizillon nous donnent des éléments de réponse :
" Les modèles physiques ont une justification du point de vue perceptif, parce qu’ils aident à comprendre nombre de mécanismes fondamentaux qui demeurent le substrat de notre perception95 ".
" Ce type de synthèse sonore présente l'avantage de considérer comme point de départ l'importance du rapport culturel entre l'écoute et l'objet, source du son96. "
La restitution des contraintes physiques, voire instrumentales, restreint le nombre de sonorités possibles en privilégiant celles que l'on peut rattacher à une origine mécanique. Cela semble plutôt être une bonne chose, car cela flatte notre penchant naturel à associer le son à un événement97.
" L'expérience de la synthèse musicale, depuis les premières expérimentations de la musique électronique, a démontré que les sons de provenance naturelle étaient d'un intérêt bien supérieur aux sons produits par des modèles mathématiques trop élémentaires : tromper l'oreille sur la provenance des sons est difficile. Les paramètres d'un modèle physique ont des possibilités d'évolutions contraintes par le modèle, et donc semblent susceptibles de délivrer d'emblée des objets sonores plus conformes à notre expérience et par suite plus acceptables : on peut espérer que les évolutions de paramètres acoustiques obtenues par un tel synthétiseur soient automatiquement des évolutions plausibles en faisant l'économie de les spécifier explicitement98. "
Les sons obtenus par modélisation physique ont donc une justification perceptive, due à la qualité sonore qui découle de leur aspect familier. Ils ont " plus de relief et une identité beaucoup plus marquée ".
" Ce mode de fonctionnement joue un rôle déterminant pour l'organisation perceptive Il détermine les corrélats de l'intensité et de la distance à la source. Pour agencer une composition musicale - surtout recourant à des sons "artificiels", dont on sait mal a priori comment ils sont perçus et comment ils se combinent - il est essentiel de comprendre comment l'audition organise le complexe sonore qui lui parvient, comment elle y distingue des "voix", des "images", comment elle sépare ou regroupe les différents éléments constituants.
On voit l'utilité des modèles physiques pour éclairer ces notions : la psychologie écologique suppose le développement d'une physique du perceptible. L'enjeu pour maîtriser les problèmes compositionnels est le plus crucial lorsque la composition recourt à des synthèses fondées sur des éléments acoustiques arbitrairement calculés. Ainsi, paradoxalement l'importance des modèles physiques n'apparaît jamais autant que lorsqu'on utilise les ressources de l'électricité et de l'informatique pour échapper aux contraintes mécaniques de la production du son.99 "
La technique des modèles physiques amène à une prise de conscience de l'importance pour la perception de la reconnaissance d'une causalité. François Nicolas affirme100 qu'il a été attiré vers la synthèse physique car il trouvait les sons produits intéressants perceptuellement et plus musicaux, abstraction faite des problèmes de temps réel et de lourdeur des calculs. David Jaffe explique la qualité de ces sons dans les mêmes termes que J.-C. Risset, ils ont d'après lui " just the rigth degree of 'robustness of identity'101 ". Pour lui, la possibilité de changer radicalement les paramètres des modèles et d'obtenir une large palette de sons qui restent toujours perceptiblement proches est l'intérêt majeur de cette synthèse102 :
" I use this technique to abstract from the "known" towards the "unknown". That is, I think of a real instrument, then think of what would be difficult or impossible for it to do (either in an ensemble sense, or an acoustic sense), and then use that as a starting point for my compositions103. "
Kaija Saariaho qui est très intéressée par une " extension du timbre comme prolongement des instruments acoustiques et globalisation des phénomènes sonores104 ", utilise de même des " sons dérivés de modèles instrumentaux ", avec lesquels elle " cherche des comportements simplement différents de leur utilisation normale ". Dans Amers24, par exemple, elle utilise une sonorité de gong, à laquelle elle applique la notion de glissando. Ces deux objets sonores connus et inconciliables dans le monde réel, sont ici associés et compris par l'oreille. Elle a réalisé ces sons de percussion avec Mosaïc car ce logiciel permet des " attaques très vivantes dues à l'aspect particulièrement réaliste de la simulation des transitoires d'attaque ". Un aspect, de cette technique, particulièrement fertile mais difficile est pour elle le contrôle des paramètres. Le travail réalisé dans ce domaine permet de prendre conscience des interactions sous-jacentes du jeu intuitif d'un musicien.