" La synthèse permet d'obtenir des sons parfaitement connus, par construction, dans tous les détails, il faut les spécifier, l'ordinateur ne le fera pas de lui-même, à moins qu'on ne l'instruise à le faire136. "
Si la création des algorithmes permettant de simuler un objet vibrant est longue et complexe, trouver les bons paramètres qui permettront de piloter le modèle est loin d'être une chose simple. Non seulement la précision point par point des paramètres est fastidieuse, mais l'opérateur n'a pas de repères pour savoir quelles valeurs correspondent au son qu'il imagine. Si les contrôleurs sont si importants, c'est sans doute à cause de l'importance sensible du geste. Le geste est ancré dans notre expérience et est beaucoup plus signifiant que les chiffres quand il s'agit d'appréhender le son qui lui correspond. De plus, un seul geste peut contenir en lui de nombreux paramètres dont les évolutions sont plus ou moins liées, et le musicien n'a pas idée de ces valeurs qui correspondent à un geste qu'il fait instinctivement.
Dans un logiciel comme Modalys, le geste est spécifié de façon numérique, et l'utilisateur est relégué à une passivité physique vis à vis de l'instrument. Son seul rapport à son action sur la matière vibrante est d'ordre auditif ce qui crée une certaine distance entre l'instrument et l'instrumentiste (voir Figure 51). Ceci pose parfois quelques difficultés d'interprétation lorsque les modalités d'excitation et/ou la structure considérée échappent à la réalité instrumentale traditionnelle ou physique.
" Pour transférer l’ancienne excellence en matière d’exécution musicale sur les nouveaux instruments numériques, il faut soit fournir une interface d’exécutant humain - tendance en vogue - soit fournir un niveau de commande logicielle qui connaît un certain contexte musical. "
Une solution couramment adoptée consiste à utiliser des contrôleurs MIDI. Ces contrôleurs sont limités à peu de paramètres (1 ou 2) et malheureusement, ne présentent pas le retour tactile indispensable pour une véritable interactivité. Ces contrôleurs ne sont véritablement efficaces que lorsqu'ils sont en accord avec la structure modélisée, son mode d'excitation et les paramètres de contrôle. Par exemple, pour contrôler un modèle de clarinette sous Modalys, le contrôleur le plus adéquat sera un contrôleur MIDI de souffle comme le WX7 de Yamaha (voir § II.5.1.3). Cette stratégie est systématisée et exploitée commercialement dans la synthèse par guides d'ondes, et tire parti du calcul en temps réel des sons de cette technique pour aboutir à la constitution d'instruments à part entière incluant de nombreux capteurs. Le WX7 de Yamaha, associé au VL1, est un exemple représentatif d'une exploitation commerciale de cette méthode. Un autre exemple significatif est le méta-contrôleur HIRN élaboré par Perry Cook. Ce contrôleur HIRN (voir § II.4.4), méta-instrument à vent, contrôlant des modélisations de bois et de cuivre par guides d'ondes, apporte une solution similaire à ce problème, le retour n'est toujours pas de nature tactile, mais sonore, avec la même possibilité d'agir en temps réel sur les modèles physiques.
Mais, exception faite de quelques configurations reproduisant les modalités de contrôle d'une situation instrumentale traditionnelle, le plus souvent, ce type de démarche conduit uniquement à une facilité et une immédiateté de manipulation des paramètres, ou plus généralement de simples déclenchements " modulés " des modèles physiques, comme dans le cas des synthétiseurs commerciaux dédiés à la génération sonore utilisant la modélisation par guides d'ondes. Dans ce cas, un clavier et des contrôleurs associés (molette de modulation, etc.) permettent le " jeu " d'instruments les plus divers allant des cuivres aux cordes frottées. Le " hiatus gestuel " se trouve, dans ces conditions, particulièrement flagrant, et bien qu'il soit un compromis relativement efficace, il conduit à une certaine " stérilisation " du geste qui n'est pas sans conséquence sur une exploitation créatrice des modèles physiques.
Une autre chaîne de simulation de type mixte peut être envisagée en associant à la machine, comme contrôleur, un instrument acoustique pourvu de capteurs sélectionnant certains types de gestes associés à des paramètres du modèle. L'instrumentiste effectue alors une action gestuelle physique traditionnelle sur un instrument tout aussi traditionnel et reçoit deux types de retour ayant des origines différentes. Le retour tactile, sachant que n'est entretenue à proprement parler aucune relation directe avec le modèle simulé, se fera uniquement par l'intermédiaire de l'instrument traditionnel. En revanche, le retour sonore sera double, engendré d'une part par l'instrument même et d'autre part par le modèle. Un instrument de ce type est le VG8, où une véritable guitare est utilisée comme contrôleur (voir § II.5.2.2).
Figure 51 : Simulation " machinique " fondée sur un geste spécifié numériquement : système Modalys.
Nous pouvons citer également les " hyper-instruments " développés par le compositeur Tod Machover, au département musique du Media Lab au MIT, et élaborés à partir d'instruments traditionnels tels que violon, violoncelle, piano, auxquels sont associés diverses interfaces et des ordinateurs. Initialement élaborés pour une relation plus intime et une interaction entre le monde instrumental et celui de la synthèse sonore, ils pourraient être employés, moyennant quelques ajustements comme macro-contrôleurs d'une synthèse par modèles physiques, car ils sont pourvus d'un certain nombre de capteurs permettant d'intercepter l'évolution des principaux paramètres propres au jeu de l'instrument considéré. Tod machover précise, dans un article de Denis Fortier, paru dans Le Monde du 22 septembre 1994, que ces instruments " apportent une dimension souvent absente dans l'informatique musicale. Ils permettent d'allier le confort technique du studio à la spontanéité de la musique exécutée sur scène, devant un public. "
L'un des intérêts de cette chaîne mixte de simulation pourrait résider dans le fait de pouvoir instaurer une distance entre l'instrument faisant état de transducteur et l'instrument simulé. C'est ainsi que ce dernier pourra être une image déformée du premier ou plus encore s'en différencier radicalement (voir Annexe 2 § 7) Cette chaîne de simulation ne permet pas de contact direct avec la structure vibrante, mais elle permet une maîtrise globale du modèle, en imprégnant son jeu de la spontanéité et de la souplesse du geste instrumental premier.
" Dans le cas du geste d'excitation, il sera nécessaire d'introduire une fonction de rétroaction mécanique du transducteur vers l'opérateur de façon à permettre à l'instrumentiste de recevoir une information tactile en provenance de l'objet qu'il manipule137. "
Une certaine forme de retour tactile pourrait être envisagée face aux instruments MIDI à percussion où la surface à frapper subsiste et par la même la résistance de la matière138. Les instruments acoustiques servant de contrôleurs offrent également une sorte de contrôle tactile. Mais le seul à offrir une interaction pure avec le modèle est le TGR (voir § II.3.1.5) - transducteur gestuel à retour d'effort - utilisé avec le système Cordis de synthèse en temps réel (voir Figure 52). Dans une chaîne de simulation utilisant un instrument acoustique, la sélection des paramètres gestuels se fait en fin de chaîne instrumentale, alors que dans une chaîne interactive pure, comme dans le cas du TGR, elle est première, directement inscrite dans l'élaboration de l'instrument transducteur. Cet instrument étant défini suivant des canaux gestuels bien déterminés, le geste instrumental qui lui est associé sera donc réduit à ces quelques dimensions gestuelles. Ainsi, à l'hétérogénéité de moyens de la chaîne mixte s'oppose une parfaite homogénéité de l'ensemble du système interactif pur. Le geste instrumental est ainsi réintroduit comme " une adaptation du rapport homme-machine fondée sur la restitution des conditions ergonomiques semblables à celle de la relation instrumentale traditionnelle139 ". Le TGR, grâce à la multiplicité de ses canaux gestuels, permet de gérer simultanément l'évolution de plusieurs paramètres, comme pour un geste instrumental traditionnel. Le retour d'effort permet de simuler la résistance et la réaction de la matière excitée, garantissant ainsi une bonne interactivité et ce, en temps réel. De plus, l'enregistrement du geste effectué permet des retouches ou manipulations ultérieures.
Figure 52 : Simulation interactive fondée sur l'emploi d'un contrôleur gestuel rétroactif : système Cordis avec le TGR.
Cordis Anima est la seule technique de simulation qui offre, grâce à ses transducteurs gestuels (voir § II.3.1.5), une chaîne de simulation véritablement interactive, avec une totale emprise sur la matière vibrante permise par le retour tactile. Il paraît être le seul, jusqu'à présent, à remplir toutes ces conditions particulières d'interaction et il est certain qu'une telle interactivité n'est possible qu'au sein de la synthèse par modèles physiques. La chaîne interactive résout aisément les difficultés de manipulation, et permet l'exécution de séquences musicales en toute liberté, facilité et flexibilité, car " la façon la plus économique de communiquer des informations de nature gestuelle est gestuelle ". L'interaction entre instrumentiste et instrument sera totale suivant les canaux gestuels prédéfinis, mais intervient le problème d'un apprentissage instrumental.
" Pour l'application musicale d'un modèle physique, il est essentiel de pouvoir en jouer de façon juste, contrôlée et expressive. Aussi bon que soit le modèle, il reste cependant à apprendre à en jouer, et on sait d'expérience que l'apprentissage n'est pas immédiat140. "
Lorsque les contrôleurs sont proches des modèles instrumentaux, il est possible de faire appel à des virtuoses existants pour en jouer. Cependant, comme le fait remarquer François Nicolas100, seuls de nouveaux gestes parfaitement adaptés aux objets vibrants simulés pourraient être vraiment intéressants. Or, dans le cas de contrôleurs originaux, il y aura nécessité d'attendre que de nouveaux virtuoses se forment, mais cet instrument durera-t-il ? Les Ondes Martenot et le Theremin sont des exceptions, bien d'autres instruments inventés au cours du XXeme siècle ont disparu ou du moins ne font l'objet d'aucune création d'œuvre. De plus, les modèles physiques ne sont même pas des instruments au sens matériel du terme : les instrumentistes préféreront apprendre un instrument dont le répertoire est suffisamment important et susceptible de s'enrichir de nouvelles créations. Si les contrôleurs sont inédits, ils ne devront donc nécessiter quasiment aucun apprentissage, mais cela induit que le contrôle sera basique et peu intéressant. C'est un cercle vicieux.
D'une utilisation de contrôleurs, a priori inadéquate - jouer d'un instrument de type cordes frottées avec un contrôleur de souffle, d'un instrument à clavier avec un contrôleur de type percussif, jouer de l'orgue avec une guitare126, etc. - pourrait surgir une potentialité fertile. Cependant tous les efforts pour offrir à l'utilisateur des interfaces efficaces n'apportent pas que des avantages, certaines limites surgiront en raison même de la nature du transducteur ou de l'instrument, et de sa manipulation, bridée en quelque sorte par les possibilités tactiles et gestuelles de l'instrumentiste.
Seul un contrôle compositionnel peut permettre de dépasser les limites de la réalité gestuelle instrumentale et de la physique. La démarche interactive se limite à la sphère de " l'humainement " possible, du " physiquement " et du " gestuelement " possible. Le potentiel contenu dans la précision numérique peut-être plus efficace et plus fertile car elle substitue au simulacre de la simulation instrumentale, la parodie et la caricature d'une simulation numérique excessive dans sa précision.
" Il est évident que la question du contrôle est une des questions les plus importantes, mais je trouve qu'on s'en débarrasse à bon compte en disant qu'une manière de la résoudre c'est de réintroduire un musicien dans la boucle. C'est bien sûr intéressant, mais pendant des années qu'on a connues, on n'a pas pu le faire parce que la technologie ne le permettait pas. Incontestablement, il y a un progrès qui va arriver à partir du moment où on pourra le faire ; mais ce serait dommage d'oublier que l'ordinateur est aussi un dispositif d'écriture dans lequel cette partie du contrôle pourrait aussi être pris en charge. Il me semble que cet aspect là des choses est un aspect fondamental puisque ce que l'on peut faire avec l'ordinateur, c'est mettre en continuité justement la définition du matériau et le contrôle. Mais cela n'apparaît pas être la seule dimension importante à exploiter que de dire qu'il faut remettre cette dimension du contrôle entre les mains de l'instrumentiste. Je dirais même bien au contraire, il me semble que ce qui se passe avec l'ordinateur c'est qu'on a la possibilité de donner la dimension du contrôle au compositeur143. "
Jean-Baptiste Barrière souligne ici l'importance de l'écriture et du contrôle compositionnel. Il y a opposition entre contrôle gestuel144 et contrôle compositionnel pour lequel les actions gestuelles sont élaborées séparément et numériquement. La partition, la représentation abstraite, l'écoute intérieure et la prise de distance, sont, de même, des notions particulièrement importantes pour le compositeur François Nicolas100.
Dans un cadre machinique, comme le logiciel Mosaïc, on peut remédier à la difficulté de contrôle en utilisant des outils extérieurs au système. La génération des enveloppes pourra être simulée par l'utilisation d'outils permettant une création rapide, conviviale et efficace de fonctions, même complexes, par simple tracé graphique ou par entrée d'équations. Comme exemple, peut-être citée la réalisation d'une simulation de clarinette par Luis Naon, grâce au logiciel Patchwork qui permet la gestion de paramètres nécessitant de fréquentes et précises variations, entre autres, celui de la pression d'air.
Dans le cadre du logiciel Cordis, la mémorisation du geste associée à une transformation (voir § II.3.1.5), permet d'ajouter à la fluidité du jeu instrumental, les capacités illimitées du numérique et la possibilité d'échapper à la sphère du physique, de " l'humainement " possible.
Les deux formes d'outils, le contrôleur gestuel, et les enveloppes des diverses composantes gestuelles élaborées méthodiquement et de manière dissociée, loin de s'exclure sont complémentaires, le premier contrôlant dans l'immédiateté les divers paramètres gestuels de manière globale et par essence en totale synchronisation, le second s'attachant au perfectionnement du geste, s'appliquant à construire un ensemble complexe de paramètres susceptibles de gérer de façon continue la multiplicité des opérations, c'est à dire de constituer un hyper-geste plus mental que physique.
Avant tout, les contrôleurs gestuels ou compositionnels doivent permettre une réalisation musicale et expressive. La facilité d'utilisation ne peut pas être un critère suffisant comme l'explique Jean Claude Risset :
" Je ne pense absolument pas que c'est en rendant la musique plus facile à faire que l'ordinateur peut aider à la rendre plus intéressante.146 "
Malgré les efforts fournis pour créer les modèles et les manipuler, le résultat sonore ne semble pas avoir une dimension réellement vivante, naturelle, si on ne se préoccupe pas des problèmes de rayonnement des instruments simulés, de leur mise en espace et de la diffusion des sons produits.