L'espace semble être une valeur fondamentale, voire fondatrice, de la synthèse par modèles physiques, et tout particulièrement par représentation modale. Désormais, au sein du monde de synthèse sonore, l'espace n'est plus seulement une qualité, une " dimension " ajoutée au son, mais il est intrinsèquement lié au son dans ses moindres paramètres.
La notion d'espace est présente implicitement ou explicitement à tous les niveaux d'élaboration des modèles. La synthèse par guide d'onde, plus proche des techniques par modèles de signaux, fait un usage réduit et uniquement métaphorique de l'espace. Au contraire, la notion d'espace est présente à tous les stades de l'élaboration dans la synthèse modale. Elle se manifeste tout d'abord au niveau de la construction des structures vibrantes mises à disposition : les réseaux de masses de Cordis-Anima ou les objets (plaques, membranes…) de modalys sont explicitement mis en espace. Des paramètres à caractère spatial sont utilisés par l'opérateur et le positionnement des excitations et points d'écoutes en des points précis induisent également une spatialisation.
Comme nous l'avons expliqué précédemment (voir § III.6.3), l'imitation des sons instrumentaux réel ne peut être le but de la synthèse par modèles physiques, mais doit rester un " entraînement " pour mieux inventer ensuite de nouveaux sons. Dans ce sens, la spatialisation doit permettre de guider la perception et d'aider à la reconnaissance de la forme globale de l'objet vibrant. Si la nature de la structure est reconnue sans équivoques, alors une spatialisation peut être perçue comme une redondance. Cependant elle apporte un plus, en confortant la perception première, et en apportant plus de relief, de véracité et surtout de dynamisme au sein de l'objet considéré. Lorsque la nature de la structure est incertaine ou lorsque réside une fragilité dans sa perception, toute spatialisation permettra d'orienter l'auditeur, vers une forme probable de l'objet, et ainsi, vers une perception causale plus précise. Ainsi, comme nous l'avons expliqué précédemment (voir § III.6.3), l'identification de la source sonore garantit un certain réalisme, et permet à l'auditeur d'établir une relation d'affectivité avec le son, qui ne peut exister avec des sons purement synthétiques, sans lien avec le réel. L'intervention du visuel, comme peut le permettre Anima, apporte, dans les cas extrêmes, le secours nécessaire à l'auditeur et lui impose la forme de l'objet générateur du son perçu. A partir de là, il est possible d'imaginer un détournement de l'image, permettant d'apporter humour ou ambiguïté à un son parfaitement identifié.
Mais la mise en espace des sons pose plusieurs problèmes. Dans le monde réel, les points d'écoute sont placés directement au contact de l'objet, alors que dans la réalité, l'instrument de musique est perçu dans sa globalité. Pour éviter un aspect trop ponctuel de l'écoute du modèle numérique simulée, il est possible de multiplier les points d'écoute sur la structure, permettant ainsi un enrichissement du spectre résultant, et de livrer à l'auditeur la quasi-totalité du message fourni par l'objet excité. La situation idéale consisterait à placer sur l'objet une infinité de point d'accès, mais cela ne serait pas encore suffisant pour donner une perception inductive de l'espace propre d'une structure vibrante.
Une autre considération du monde physique réel doit être prise en compte, le fait que l'auditeur se trouve non sur l'objet mais hors de l'objet, ce qui induit la présence d'un espace englobant la source et l'auditeur. Ainsi, le son, dans la réalité, n'est jamais perçu en tant que tel, l'auditeur reçoit en fait le reflet de ce son, transformé par les caractéristiques du lieu ou se déroule l'exécution musicale. Ces reflets constituent le rayonnement sonore de l'objet, dont la forme dépend directement des modes vibratoires de la structure. Or, dans le monde numérique des synthèses par modèles physiques, on fait fi du milieu immergeant, seules sont prises en compte les informations fournies par le milieu générateur. Et, malheureusement, les écoutes sur la matière, même avec reconstitution spatiale de la structure, ne peuvent avoir leur équivalent dans le monde physique réel perceptible. L'introduction du rayonnement prolonge assez naturellement l'attitude des synthèses par modèles physiques face au phénomène sonore. En effet, elle permet d'accéder à une réalité plus prégnante, à une reconstitution plus fidèle du phénomène physique. Après avoir modélisé les vibrations de la structure, elle permettra de simuler leur incidence sur le milieu transmetteur, l'immersion du modèle physique dans l'air. Enfin, l'utilisation de modèles d'acoustique des salles permettra de faire naviguer l'auditeur autour de l'objet vibrant sonore et rayonnant. Ainsi, si la synthèse par modèles physiques permet de construire des structures vibrantes de spatialité potentielle et de leur donner voix, la modélisation du rayonnement et d'une contextualisation tridimensionnelle leur donnera chair.
De nombreuses études et par suite élaborations de modèles suivant diverses techniques ont été effectuées par les scientifiques sur le phénomène du rayonnement. J. M. Adrien est le premier à s'être penché sur la question, en 1989, en projetant d'effectuer une modélisation du rayonnement du violon fondée sur le formalisme modal. Après avoir modélisé la caisse, les cordes, et leurs différents modes de vibration, il a simulé la propagation de ces vibrations dans l'air jusqu'à un point fictif d'écoute. Le son obtenu correspond ainsi au son rayonné par un instrument réel, écouté à une certaine distance : la démarche est intéressante, mais elle ne résout malheureusement pas le problème de neutralité de rayonnement du moyen de diffusion.
Un projet de " sources virtuelles " simulant le rayonnement d'un instrument, alliant une modélisation du rayonnement à un nouveau système de diffusion, est en cours d'élaboration à l'IRCAM, grâce à la collaboration de l'équipe d'acoustique instrumentale dirigée par René Caussé - pour la constitution des modèles de rayonnement - et celle d'acoustique des salles dirigée par Olivier Warusfel - pour le problème de la diffusion proprement dite -. Ce projet de " source virtuelle " devra permettre la restitution des modes de rayonnement propres à chaque instrument avec leurs caractéristiques de directivité, variables en fonction de la fréquence. Le son instrumental capté sans rayonnement sera envoyé dans un système de traitement informatique qui déterminera la directivité en fonction de la fréquence, le signal ainsi obtenu sera distribué sur plusieurs haut-parleurs à directivité variable (voir Figure 53). En d'autres termes, un signal d'entrée unique engendrera, en passant dans un système complexe de filtres, plusieurs signaux de sortie qui seront diversement distribués sur un ensemble de haut-parleurs, dont la forme de directivité ainsi que leur affectation aux signaux de sortie seront gérés par ce même système.
Le rayonnement de certains instruments à été ainsi reconstitué, par exemple celui du trombone ou encore celui du tam-tam. Dans l'avenir, ce procédé pourra être étendu à des objets sonores fictifs, ne reproduisant aucun instrument connu. Ce procédé pourra être appliqué, entre autres, à la sonorisation d'œuvres musicales " mixtes " associant des parties instrumentales et électroniques (bande, dispositif de synthèse ou de traitement), le système permettant d'homogénéiser le rayonnement des sources électroacoustiques avec celui des instruments.
Figure 53 : Représentation schématique de la diffusion de " source virtuelle " en développement à l'IRCAM.
Ce moyen de modélisation du rayonnement sonore et de diffusion n'est pas attaché à un signal d'entrée particulier. Ceci apporte une grande souplesse d'utilisation, cependant, son intégration dans la technique des modèles physiques, notamment la synthèse modale à laquelle Modalys appartient, n'a pas encore été envisagée.
Une démarche analogue à été effectuée, cette fois dans le formalisme des guides d'ondes, au laboratoire d'acoustique d'Helsinki147, en prolongeant la simulation d'instruments virtuels en guides d'ondes, en l'associant à celles d'un espace tridimensionnel et du lieu d'écoute. Ainsi, des sons de synthèse d'instruments à cordes pincées et de bois, possédant leur forme de rayonnement propre, sont combinés à une simulation de salle et à des techniques d'auralisation148. Le résultat de cette mise en cascade de simulations est une salle virtuelle en trois dimensions dans laquelle l'auditeur et de multiples instruments virtuels peuvent circuler, et ce en temps réel. La diffusion ne pourra se faire, dans de telles conditions, que par l'intermédiaire d'un casque, ce qui n'est pas vraiment un inconvénient quand on considère que l'objectif de cette démarche est la sonorisation d'environnement en réalité virtuelle. Les instruments virtuels sont joués par l'intermédiaire d'une interface MIDI. Une interface graphique permet d'agir sur la taille de la salle, et d'effectuer des mouvements et réorientations des objets par rapport à l'auditeur. Ainsi, la distance, les angles relatifs d'élévation et d'azimut entre la source et l'auditeur sont contrôlés graphiquement, mais il est aussi possible d'entrer directement les valeurs par l'intermédiaire d'une interface de programmation en Lisp. Le casque est muni d'un suiveur de tête qui évalue la position de la tête du spectateur par rapport aux objets observés et écoutés, les données numériques étant envoyées au système.
Malgré son efficacité, cette simulation soulève bien des problèmes quant à sa généralisation et son utilisation à des fins purement musicales. La modélisation du rayonnement des instruments est issue de mesures expérimentales, ainsi, pour chaque instrument, ce processus devra être réitéré, établissant une dépendance des recherches et des résultats scientifiques. De plus, ceci impose inévitablement de s'inscrire dans une stricte réalité, une quelconque flexibilité et généralisation ne peuvent véritablement pas être escomptées. Ainsi, de nouvelles structures, voire de nouveaux instruments, ne pourront être affectés d'un rayonnement propre.
8.3. La diffusion des sons synthétisés
Un autre problème vient du fait que la diffusion des sons synthétisés par des haut-parleurs, est en totale contradiction avec la démarche de la synthèse par modèles physiques. En effet, les haut-parleurs ne diffuse pas du tout le son comme un instrument réel. L'inadéquation de la synthèse d'un son et de ses moyens de diffusion est un obstacle à l'appréciation de la modélisation, car il est parfois difficile de distinguer les erreurs engendrées par le modèle lui-même, de la faiblesse des moyens de diffusion. La nécessité du développement des recherches autour du rayonnement des instruments existants s'est fait donc très vite sentir pour résoudre le problème de la diffusion de sons synthétisés.
Figure 54 : Schéma d'un violon transducteur servant de moyen de diffusion d'un sonsynthétisé par ordinateur, et d'un violon témoin sur lequel on capte le signal afin de le comparé au son synthétisé.
Des solutions ont été élaborées pour résoudre dans l'immédiat le problème de la diffusion des sons synthétisés. Par exemple, pendant le développement des algorithmes de synthèse modale, J.-M. Adrien a conçu un système en vue d'une étude des caractéristiques de rayonnement des instruments à cordes149. Sa technique consiste à utiliser le corps d'un instrument réel comme transducteur. Les sons stéréo obtenus par synthèse sont communiqués sous forme de vibrations, aux pieds du chevalet d'un violon, après une conversion du numérique en analogique, et un passage à travers un système d'amplification à Haute-fidélité et de mélangeurs B&K 4810 (voir Figure 54). Adrien précise qu'il est nécessaire, avec un tel dispositif de bloquer les cordes réelles du violon et de remplacer dans la simulation le corps de l'instrument par une structure vibrante ou non d'impédance infinie, ceci pour éviter toute interférence entre le son simulé et l'instrument réel. Pour avoir une base de référence ou pour effectuer une vérification, la vibration d'un instrument réel peut être captée par l'intermédiaire de transducteurs piézo-électriques en céramique, placés entre les pieds du chevalet et la caisse de l'instrument (voir Figure 54). Ce procédé était malheureusement limité au cadre expérimental.
L'excès de réalisme de ces " sur-simulations " peut cependant devenir d'une totale aridité, et condamne bien des chemins plus fertiles et verdoyants. Cette démarche n'autorise qu'à singer la réalité sans vraiment la dépasser, elle en devient même l'esclave, si elle ne se réserve quelques " échappatoires " vers d'autres physiques. Des approximations, même parfois grossières sont, dans certains cas, préférables à un avilissement à une réalité physique qui, de toute évidence, paraît pour l'instant insondable. Ainsi, même si la spatialité interne aux modèles, les écoutes sur la matière vibrante, et les reconstructions des structures perdent en réalisme par rapport à une perception en trois dimensions d'instruments virtuels pourvus d'une modélisation de leur rayonnement, elles gagnent en souplesse, en fertilité, et seront plus propices à un travail et une recherche plus proprement artistiques.