<< La synthèse par modèles physiques

1. Entretien avec François Nicolas

François Nicolas a travaillé à l'IRCAM, et a collaboré au développement de Mosaïc, en apportant son regard de compositeur. A l'issue de ce travail, il a produit une œuvre, Dans la distance151, qui utilise des sons synthétisés par Mosaïc. Je suis allée l'interroger sur cette expérience.

 

Qu'est-ce que la synthèse par modèles physiques vous a apporté de plus que les autres types de synthèse ?

A dire vrai, je n'ai pas re-réfléchi à tout cela dans la perspective de cet entretien. Je suis maintenant assez loin de cela, dans le sens ou je ne l'ai pas, premièrement, utilisée depuis cinq ans. Deuxièmement, dans la prochaine production que je dois réaliser à l'IRCAM, je ne compte pas non plus l'utiliser. Dans mon cas, le travail sur Mosaïc a été lié à un moment un peu particulier de mon travail de compositeur, mais ce n'est pas non plus exactement une constante. Ce sont des choses qui sont un peu pour moi... je ne dis pas " dépassées ", ce n'est pas cela, mais disons plutôt achevées.

Je suis un peu obligé de vous expliquer l'histoire de mon rapport à Mosaïc pour que vous compreniez...

Je suis arrivé à l'IRCAM, pour participer à un atelier qu'organisait Marc Battier, il y a de ça, je crois, plus de dix ans. Les différents types d'activités de l'IRCAM, nous étaient présentées comme un menu, et dans un de ces types d'activités, il y avait tout ce qui concerne la synthèse. Là, effectivement, j'ai eu tout de suite l'oreille accrochée par la synthèse par modèles physiques, parce qu'il me semblait que c'était la manière de penser la synthèse, la plus proche du modèle instrumental.

Toujours est-il qu'il faut être capable d'intégrer dans nos catégories, dans notre manière de penser la musique, ces techniques qui nous sont proposées, non pas par les musiciens, mais par l'autonomie du développement technique. Il ne s'agit pas de les reproduire exactement, mais, pour créer, on est obligé de les penser à partir de la musique, et non à partir de l'informatique. Mon statut me permet de faire cela plus facilement, car j'ai une double compétence musicale et scientifique qui me permet de ne pas avoir peur de ce genre de travail. En revanche, certains compositeurs sont dans un rapport complètement extérieur à ces techniques. On leur fournit des outils. Ils se reposent sur leur assistant, écoutent le résultat, mais ils ne font pas le rapport entre ce qu'ils entendent et la façon dont cela est obtenu. Moi, ce qui me motivait, c'était de voir, à l'intérieur, comment cela était fait. De ce point de vu là, les modèles physiques sont très intéressants puisqu'il s'agit au départ de reproduire la chaîne musicale qui engendre le son. Et parce qu'à mon avis, le son musical est généré par un corps à corps152, c'est à dire un rapport entre le musicien et le corps de l'instrument. D'ailleurs, j'aime bien appeler " corps musical ", ce corps à corps, cette espèce de mélange ou d'hybride qui intervient. Je soutiens que c'est là 'le son musical'. De ce point de vue là, n'importe quel son n'est pas musical. Il l'est, pour autant qu'il soit la trace de ce corps à corps qui se trouve, ensuite, non pas amplifié mais projeté.

La synthèse par modèles physiques tente, justement, de reconstituer le son, en remontant jusqu'à son origine sous forme de corps à corps, puisqu'elle vise à modéliser l'interaction entre deux corps physiques. Cela, m'a aussitôt frappé, à la fois comme approche générale et, d'autre part, dans ses résultats concrets, puisque l'un des grands aspects de la synthèse par modèles physiques, que vous connaissez sans doute, c'est qu'elle génère des transitoires. Donc, au lieu de générer des nappes sonores qui m'ont, personnellement, toujours paru sans aucun intérêt, elle génère des sons pourvus de transitoires. Et nous savons, car c'est un phénomène physique bien connu, que nous reconnaissons un son par son début et par sa fin, et non pas par sa partie entretenue.

Il se trouve que les sonorités étales m'ont toujours ennuyé au plus haut point. Par exemple, j'ai fait beaucoup d'orgue lorsque j'étais jeune, j'en refais d'ailleurs maintenant. Et bien, les sonorités de l'orgue, où il y a des grandes tenues, m'ont toujours paru ennuyeuses. Pour autant que l'orgue soit un instrument intéressant, ce que je crois, c'est précisément là aussi dans ses attaques et dans la possibilité de jouer de cette dimension là.

Il faut bien voir que la synthèse sonore, la plupart du temps, génère des nappes sonores, c'est à dire, sécrète ce qu'Adorno avait appelé le " sentiment océanique ". Vous baignez dans une espèce de marée de sons. Pour moi, cela et inacceptable. C'est vraiment la dissolution de la pensée, de la musique en tant que pensée, car au lieu d'être assis droit à essayer de saisir la proposition qui vous est faite, vous vous enfoncez dans votre fauteuil et vous vous laissez aller. Ce qui est le droit de chacun, mais la musique n'a plus rien à voir avec la pensée dans ce cas là. La synthèse sonore a une certaine propension à se répandre et à générer des espèces de vagues qui n'en finissent plus, qui ne sont plus contrôlées ou coordonnées comme peuvent l'être les sons instrumentaux par la discipline de l'écriture. Dans le cadre de l'écriture, vous n'allez jamais mettre, sauf cas exceptionnel, 10 rondes liées à la suite. Alors qu'avec la synthèse sonore, vous travaillez très spontanément dans des valeurs proches de 10 rondes à la suite. Ceci est, pour moi, une horreur, et provoque chez moi une très grande répulsion auditive et quasi-physique.

La synthèse sonore par modèles physiques ne provoque pas du tout cela, car, au contraire, elle travaille sur ce qui se passe quand un corps en rencontre un autre, par exemple quand un marteau rencontre une corde. De manière assez directe, on obtient des résultats intéressants parce qu'ayant une vitalité proche de celle à laquelle on est habitué dans le monde instrumental.

Parmi toutes les possibilités proposées, offertes dans le cadre de ce stage de formation, je me suis rapidement intéressé exclusivement à Mosaïc. Je suis rentré dans l'équipe, au moment ou le procédé était en train de se mettre au point. C'était en cela une époque très intéressante. L'équipe comprenait un ingénieur, physicien, Jean Marie Adrien, un informaticien, Joseph Morrison, et un compositeur, moi-même. J'ai travaillé en tant qu'oreille extérieure à la technique. Cette dimension de recherche m'a beaucoup intéressé, à cause de l'acuité que cela entraînait dans l'audition. On écoutait ces sons vraiment comme on aurait écouté un instrument et pas du tout comme quelque chose de synthétique. Par exemple, j'ai fait beaucoup d'études à l'époque (y compris au niveau physique, des équations, etc. ) sur les transitoires de cordes, et c'était passionnant de voir comment, dans des séquences extrêmement brèves, les sons pouvaient être très différents selon le réglage des paramètres physiques. C'était pour moi, comme une manière d'aiguiser mon oreille à ces phénomènes.

Au début, il y avait deux dimensions dans la synthèse physique, qui étaient, premièrement, de reproduire les instruments, ce qui en soi, n'est pas très intéressant, mais est une manière d'apprendre à discerner ce que l'on aime dans les instruments (vous êtes ainsi amené à préciser ce que vous appréciez, au sens musical du terme, dans la sonorité d'un violon, dans la sonorité d'un piano, etc.). Deuxièmement, après cette première étape, vous êtes censé pouvoir faire des instruments " extraordinaires " : un violon de 50 kilomètres de haut, avec 2000 cordes ! Ou bien, vous pouvez jouer d'un archet au milieu d'un gong... vous pouvez faire un certain nombre de choses difficilement réalisables dans la physique naturelle. Cependant, ces instruments " extraordinaires " ne m'ont pas paru bouleversants. Je n'ai pas vu de débouchés de ce côté là, mais peut-être est-ce un problème d'imagination qui m'est propre.

Mais, surtout à l'époque ou j'y travaillais, car je crois que ça a beaucoup évolué depuis, c'est la question du temps réel et du temps différé qui a été un élément de blocage. A cette époque, il y a presque dix ans, le temps était vraiment très différé. Vous lanciez votre calcul et vous reveniez le lendemain pour avoir le résultat. Cela est acceptable tant que vous êtes dans la recherche, cependant, lorsque je suis rentré en production, l'exigence du temps réel est devenue pour moi absolue. Un autre petit inconvénient, qui pour moi n'en était pas tellement un, c'est qu'il fallait coder le modèle en langage scheme, une variante de Lisp, ce qui était, il faut l'admettre, assez ingrat, parce que, par rapport aux autres interfaces, il est beaucoup moins intuitif. Cependant, il a simplement fallu que je m'y habitue et le principal problème restait, pour moi, celui du temps réel et du temps différé car le coût en temps de calcul était assez lourd.

C'est là qu'il faudrait faire une digression sur la question des modes. Mosaïc est une synthèse par composantes modales. Cette dimension modale est assez particulière, assez intéressante, dans ce logiciel là, et mérite d'être connue et comprise. L'intérêt que j'ai eu pour la synthèse par modèles physiques tient précisément au fait que l'objet était modélisé dans ce cadre là, et cela aurait été dans un autre, je ne pense pas que j'y aurais mis le même intérêt. Dans Mosaïc, vous calculez la façon dont la structure bouge dans son ensemble, cette façon de bouger est décomposée en différents modes de plus en plus complexes. Sur une corde, le processus est simple et les modes correspondent en gros aux harmoniques, mais pour une plaque cela devient beaucoup plus complexe. Un mode est " une fréquence à laquelle tous les points de la structure bougent à la même vitesse ". Le calcul de ces modes peut être assez compliqué car il faut des matrices assez larges, mais dont la taille est proportionnelle à la manière dont vous discrètisez votre surface. Le résultat c'est qu'en temps de calcul cela peut assez vite devenir pénible. Les autres synthèses physiques peuvent être, je crois, plus efficaces en temps de calcul mais le sont moins, soit en terme de qualité sonore, soit en généralité. L'intérêt de la synthèse modale, est qu'elle est applicable à de nombreuses structures différentes, alors qu'une autre technique pourra modéliser une corde de façon beaucoup plus économique mais ne pourra absolument pas réutiliser la même simulation avec une plaque, pour laquelle le processus sera totalement différent.

Mais, pourquoi cette importance du temps réel ?

Pour moi le temps réel était absolument essentiel car il restituait l'écriture. Il se trouve, pour moi, que la dimension de l'écriture en musique a toujours été essentielle. D'ailleurs, plus j'y réfléchis et plus je me renforce dans ma conviction de son importance extrême. Il se trouve qu'en ce moment je réfléchis beaucoup sur des questions de logique en musique et je viens à penser que l'écriture est le transcendental de la musique au sens Kantien du terme. Pratiquement, l'écriture a pour moi comme vertu extrême qu'elle permet de ne pas œuvrer directement sur le son, comme un sculpteur travaille sa glaise, ce qui pour moi, est le cauchemar et même l'horreur. C'est insupportable, car j'ai vraiment le sentiment de ne plus pouvoir penser, d'être complètement collé au matériau dans toute sa " vulgarité ". Je suis, à ce moment là, complètement happé par lui et je n'ai plus de distance suffisante, d'écart, de faille, de coupure pour pouvoir me situer face à lui et m'en rendre maître. Au lieu de me rendre maître du matériau, c'est le matériau qui se rend maître de moi.

En musique l'opérateur est la lettre musicale, la note, l'écriture. C'est une notion d'autant plus importante qu'elle est à l'origine de mon désir de composer. Dans mon histoire, à un moment donné, j'ai fait du jazz. Là, j'étais assez proche de cette manière directe de travailler le matériau et, précisément, mon envie de devenir compositeur a été motivée par ma volonté de rompre avec ce régime, de mettre la table de travail entre le son et moi. Avoir un son en tête est tout à fait différent que de l'avoir physiquement dans son oreille. On raconte d'ailleurs souvent des inepties sur l'écoute intérieure. L'écoute intérieure n'est qu'une imagination. Imaginer tenir la main de sa femme et l'avoir physiquement à ses côtés, cela n'a rien à voir. Certains affirment : " l'écoute intérieure me suffit ", mais dans ce cas, ils ne sont pas en contact direct avec la matière physique sonore. Donc, l'écriture est pour moi essentielle, sinon je ne peux qu'étaler du son, tartiner, improviser au piano, mais je ne peux pas composer.

Dans cette œuvre (Dans la distance), je devais évidement utiliser l'électroacoustique, cela faisait partie du cahier des charges. Ne pouvant pas utiliser Mosaïc en temps réel, j'ai alors pris un autre parti sur un autre type de synthèse, qui n'en est pas tout à fait un. Celui-ci consiste à empiler des petites briques sonores, échantillons d'une seconde, grâce au logiciel Max. Ces briques ou échantillons sont, soit générés par des modèles, par exemple certains ont été générés par Mosaïc, soit enregistrés d'après des sons naturels (piano, voix). Elles sont ensuite empilées à grande vitesse, c'est ce que l'on peut appeler 'synthèse granulaire'. Cette technique est extraordinaire car vous constituez au départ votre réservoir de petites briques, puis vous constituez votre empilage. Vous obtenez des sonorités qui peuvent être vraiment fabuleuses. C'est un peu comme un grand orgue, vous utilisez cela un peu comme quand vous tirez les jeux dans un orgue. Ce qui est surtout intéressant c'est que vous l'écrivez, vous décrivez la structure de votre matériau, dans le langage de Max, qui possède à un certain niveau, une sorte d'abstraction. Quand vous utilisez avec des notes vous réalisez une structure : vous n'écrivez pas le son, juste une structure. L'écriture informatique avec Max, dans ce type de synthèse granulaire, est du même genre. Un des intérêts majeurs est, qu'à partir du moment ou vous avez une structure, vous pouvez changer vos grains. Evidement, cela ne produit pas tout à fait le même résultat, mais vous vous rapprochez d'une situation proche de l'interprétation. Par exemple, Beethoven écrivait pour un piano forte une structure qu'est la partition. Si l'instrument évolue, on réutilise la même structure, cette partition, et il en reste toujours quelque chose.

Pour Dans la distance, j'ai travaillé avec un système de grains échantillonnés mais imaginez que dans 10 ou 20 ans tout ceci soit bouleversé pour une raison ou pour une autre, qu'on ait de meilleures sonorités... cette structure là est réutilisable comme l'est une écriture.

Voulez vous dire que vous n'êtes pas attaché au timbre ?

Si, dans ce cas là le timbre est essentiel. Vous n'obtenez pas le même résultat si vous empilez des sonorités de violoncelle, de flûte ou même des voix que j'utilise à un moment donné. Ceci fait partie de la structure, mais c'est un peu comme une partition d'orchestre : quand Mozart écrit " flûte ", il est attaché à la sonorité, n'empêche que les flûtes ne sont pas forcement les mêmes, les manières de jouer non plus. Lui ne fixe pas telle ou telle sonorité de la flûte, il fixe une structure nommée " instrument flûte ". Dans les grains, vous fixez certains grains de violoncelle, flûte, etc. Pour réaliser ces grains vous utilisez un répertoire que vous entrez dans la machine. Mais on pourrait changer, non pas le violoncelle pour une flûte, mais imaginez qu'au lieu d'échantillonner à 48000 par seconde, dans dix ans on échantillonne cela à dix fois plus, vous reprenez votre même structure avec des sonorités du même type mais qui seraient échantillonnées autrement.

Donc, ce n'est pas l'indifférence totale, c'est qu'au lieu de prendre un son qui est complètement arrêté puisqu'il est figé une fois pour toutes, vous l'indexez par un nom générique, comme on met " flûte " et vous ne précisez pas si votre flûte est en plastique ou autre, vous ne vous préoccupez pas de ces questions-là.

Donc vous avez une écriture au sens musical du terme. Ce n'est pas la même car elle ne se fait pas en notes, mais c'est une écriture. Les deux gros intérêts pour moi, c'est que vous travaillez sur l'écriture donc vous êtes à distance. Evidemment vous êtes dans un studio donc vous entendez tout de suite le résultat, là n'est pas la question... mais en entendant un son, on ne pense pas à le figer parce qu'il est satisfaisant (c'est un peu l'expérience que j'ai eue avec Mosaïc qui pour cela était très dure), mais au contraire on se demande comment on peut changer la structure, par exemple si je change ma densité de grain, qu'est-ce que ça donne. Donc, premièrement, vous êtes plus dans la logique de ce que, pour moi, composer veut dire. Deuxièmement, votre résultat reste ouvert à des réalisations différentes dans le futur, comme une partition.

Quelle utilisation effective avez-vous finalement fait de Mosaïc ?

A cette époque là, écrire pour Mosaïc, ce n'était pas possible puisqu'on n'avait pas le temps réel. J'ai quand même utilisé ce logiciel pour certaines sonorités, pour les grains, pour les sons de clavecin. C'était plus intéressant pour moi d'avoir un son de clavecin généré par synthèse physique que d'avoir un clavecin échantillonné. Pour ce clavecin, ce son de corde pincée, j'ai pris Mosaïc car je le connaissais bien, et parce que cela permettait tout de suite d'obtenir un type de grain plus intéressant que par les prises de son habituelles. Il s'agit là d'un usage un peu " bas de gamme " du logiciel dans le sens ou il fournit des échantillons de seulement 1 seconde. Les sonorités de percussions que j'ai utilisées sont aussi des grains obtenus par Mosaïc. Mais, sur une quantité de 48 grains environ que je pouvais utiliser, je n'en ai réalisé que 5 ou 8 de cette manière, le reste étant des sons échantillonnés.

Ceci est donc un premier usage que j'ai fait de Mosaïc. Sinon, sans temps réel je ne voyais pas très bien ce que je pouvais faire. Néanmoins, je l'ai utilisé, pour des raisons hétérogènes, d'une part parce que cela m'arrangeait d'avoir des sonorités plus continues, pour des raisons intrinsèques à la composition, et aussi pour des raisons d'attachement à Mosaïc : après tout le travail que j'avais fait dessus, je voulais voir, au maximum, tout ce que je pouvais en tirer. Je me suis un peu forcé, on va dire, à faire des sons " Mosaïc " un peu plus larges et non simplement des échantillons. Comme je ne pouvais pas travailler en temps réel, j'avais constitué une panoplie de sons " Mosaïc " plus longs, de percussions, qui duraient 10-15 secondes. Chacun des sons avait quelque chose d'intéressant, mais cela n'était pas suffisant donc il fallait mixer le tout. Là, j'ai passé un temps très important en studio pour mixer ces sons, et en faire des sons " intéressants ", c'est à dire qui m'intéressaient dans le cadre de la composition. J'en ai fait, je crois, trois qui duraient 15 secondes. Ceci a vraiment été pour moi, le cauchemar, l'horreur, car je travaillais sur ProTools et je n'étais plus du tout dans le cadre de l'écriture, j'étais comme le sculpteur qui modèle sa glaise. J'ai eu l'impression d'un travail infini, c'est à dire qui n'en finissait jamais, où j'étais maîtrisé plutôt que de maîtriser. Je n'avais pas les opérateurs pour me tenir à distance et j'étais simplement à chaque fois obligé pour essayer de penser une sonorité, de l'entendre, ce qui est dramatique parce que cela dure des heures et des heures. A la fin vous êtes plus que dégoûté de vos sons. Vous n'avez pas d'autre moyen. Vous ne pouvez pas les penser par une écriture : il n'y en a pas. Donc, vous êtes obligé de vous les renvoyer, d'être collé à eux. Cela a vraiment généré chez moi un dégoût énorme de ce principe, et puis l'impression que je n'arrivais plus à m'en défaire. Il n'y avait pas de temps réel, pas d'écriture possible, et je me retrouvais avec ces sonorités là à faire du mixage comme je ne voulais pas en faire.

Cette sensation d'infini est quelque chose d'important car l'autre chose essentielle dans l'écriture c'est que c'est un opérateur fini. Quand vous écrivez, vous employez des notes, et même si vous rassemblez tous les symboles de la planète, ces signes forment un stock fini. Par définition, c'est discret, en fait c'est dénombrable. Ceci est vraiment extrêmement précieux pour la pensée parce que quand vous êtes devant un son même d'une seconde, très vite vous êtes devant, absolument l'infini. Si vous rentrez dans sa décomposition, vous êtes devant un puits quasiment sans fond. Très vite vous perdez vos repères. Par exemple, vous changez un petit bout d'attaque, vous regardez cela à l'écran, vous ne pouvez pas savoir quel est le résultat, vous êtes obligé de réécouter. Chaque fois vous êtes confronté au fait de recoller à votre matériau. Vous avez une impression qui est infinie puisque vous n'avez pas de lettres pour le discrétiser.

Dans cette œuvre qui dure 20 minutes, il y a beaucoup de parties électroacoustiques. Il y a 18 minutes d'électroacoustique, et Mosaïc ne m'a servi que pour moins d'une minute en ce qui concerne ces sons d'une certaine durée, mais il intervient pour les grains à d'autres moments.

Maintenant qu'il y a possibilité de travailler en temps réel, pensez-vous, prochainement, refaire usage de cette technique de synthèse ?

Je pense que les modèles physiques doivent être, maintenant que l'on s'est beaucoup rapproché du temps réel, plus utilisables, mais je n'en ai pas d'expérience récente. Cependant, pour ma production l'année prochaine, j'ai d'autres priorités. Je vais travailler à l'amélioration des moyens de diffusion que je trouve insatisfaisants pour l'instant. Cette production sera donc centrée sur un autre mode de diffusion qu'est la boule de haut-parleurs. Je n'ai pas envie de m'encombrer de trop de questions, donc, j'utiliserai la synthèse granulaire qui est vraiment très souple et je me concentrerai sur cette boule. Je ne profiterai pas de cette occasion pour retravailler la synthèse modale, mais si j'avais à le faire, il faudrait que je revoie l'état de Mosaïc. Et, à ce moment là, j'en referai usage, sous l'hypothèse que maintenant il y ait des dispositifs d'écriture qui permettraient de discrétiser, de se tenir à distance, et de réfléchir sur l'écriture elle-même.

Pour vous donner une idée de ce pouvoir que l'on ne peut obtenir que par l'écriture voici un exemple : avec la synthèse granulaire, je préparais le matériau, mais je pouvais travailler les contrastes chez moi. J'avais une même structure puis je décidais d'utiliser des sons d'un certain type, mettons, des sons de cordes frottées, puis, à un autre moment, j'utilisais uniquement des sons de cordes pincées ou des voix, etc. je travaillais déjà des grandes structures : c'est une manière de penser la musique.

Quand vous n'avez pas cela, vous êtes pris dans l'infini, en plus qui colle... le son peut ne jamais s'interrompre, il a une tendance à se répandre. Si vous avez une belle sonorité, pourquoi l'interrompre ? Une fois que vous êtes installé dedans vous pourriez bien y rester, et puis cela se répand, se répand... Et comment arriver à penser le contraste entre ceci et l'autre structure que vous pouvez faire ? Vous ne pouvez pas, et vous êtes à chaque fois ramené à votre matériau.

Pensez-vous que la synthèse par modèles physiques facilite la fusion entre partie synthétique et partie instrumentale dans les œuvres mixtes ?

Oui, absolument, pour deux raisons. Premièrement, parce que le son, dans la synthèse par modèles physiques, est lui-même conçu comme l'effet d'un corps à corps. Encore une fois, je pense que le son musical est tel.

Un autre de mes axiomes c'est que je ne suis pas pour la théorie des deux mondes, la " doxa " d'aujourd'hui, selon laquelle il existe deux mondes : le monde des instruments et le monde de l'électroacoustique. La plupart des compositeurs le pensent comme cela, c'est à dire qu'on vous expose de l'électroacoustique - premier monde - on vous expose ensuite de l'instrumental - deuxième monde - et puis un passage de l'un à l'autre, une confrontation est envisagée. Cela, je ne le veux pas, parce que je pense qu'il n'y a qu'un monde de la musique.

Il y a deux façons de répondre à la question des deux mondes, il y a celle de l'Itinéraire qui essaye de rapprocher la musique des sonorités électroacoustiques, de considérer que l'écriture traditionnelle n'a pas tellement d'intérêt et qu'il faut que l'orchestre s'aligne sur les sonorités électroacoustiques. Je soutiens la proposition absolument inverse, qu'il faut arriver à organiser, à structurer tout ce monde de l'électroacoustique selon des catégories musicales. Ce qui permet de résoudre ce problème, c'est la catégorie de l'image. Je suis venu à penser que ce qui sortait des haut-parleurs n'était pas vraiment un son musical, mais l'image d'un son musical. Ce n'était pas exactement de la musique mais l'image de la musique. Il fallait absolument considérer tout cela comme un même monde. Il y a donc deux manières de réduire le problème selon qu'on l'attaque par un côté ou par l'autre.

Je suis tout à fait contre le thème actuel qui est de penser qu'il y a un monde actuel et un monde virtuel, ce sont des balivernes, il n'y a pas de monde virtuel. Il n'y a rien de virtuel. Simplement, il y a des images et des choses qui n'en sont pas. Un monde est une chose, capable d'inclure à l'intérieur de lui-même, des images de lui-même. Ce " monde de l'électroacoustique " n'en est pas un. Il est juste l'image de la musique que vous pouvez composer. Vous pouvez composer un monde qui comporte à l'intérieur de lui-même ses propres images. Encore faut-il que ces images soient " intéressantes ". Et là ces images me semblent justement intéressantes car ce sont des images directement de la musique puisque se sont des images de corps de corps. Alors que j'aurais plus de mal à intégrer dans une œuvre musicale un mélange de sons musicaux et d'images de sons qui ne seraient pas musicaux (des tracteurs, des gens en train de parler). Je ne dis pas qu'il ne faut pas le faire, mais moi je ne le fais pas. Bien sûr, j'introduis des foules dans Dans la distance, mais pour les voix, c'est un peu différent car elles relèvent d'une habitude musicale, et elles portent le texte : les voix sont des corps.

Donc, la principale raison de la facilité d'une fusion entre modèles physiques et instruments, c'est parce que c'est un corps à corps. Ce n'est pas exactement pareil parce que c'est une image, il y a une sorte d'interface supplémentaire, mais la structure, derrière, est la même.

Deuxièmement, parce que l'on peut espérer, quand il y aura le temps réel, se rapprocher du point de vue de l'écriture, d'une écriture musicale plus traditionnelle. Sur la question de la double écriture, le point qui était essentiel c'est : il faut que ça s'écrive. Mais, cela ne s'écrit pas de la même manière alors cela pose quand même un problème. Dans la partition de Dans la distance, il y a une partie instrumentale en haut et une partie électroacoustique en bas. Il se trouve que j'ai, en même temps, mis une couche supplémentaire qui est une couche MIDI. J'ai traité ma synthèse granulaire comme un instrument jouant des hauteurs MIDI, donc jouant des notes. Le gros intérêt de l'informatique c'est que c'est un peu plus compliqué que cela, parce qu'à une note vous n'associez pas simplement un type de synthèse granulaire mais vous pouvez lui faire faire d'autres choses plus subtiles. Enfin, j'ai gardé et contrôlé tout cela par un niveau de structure musical habituel, c'est à dire une partition. Il y avait derrière cela, dans l'ordinateur, la structure en terme de synthèse granulaire (à tel moment donné on empile telles briques, etc.). Ce n'était pas complètement déconnecté non plus. On pourrait imaginer, à terme, avec la synthèse physique, que l'on se rapproche beaucoup de l'écriture traditionnelle.

Vous qui vous intéressez tant au temps réel, je suppose que les travaux sur les contrôleurs gestuels vous intéressent ?

J'ai vu ceux proposés par Claude Cadoz, il y a un certain temps. Cela semblait tenir plutôt du bricolage. A terme, je pense que cela peut être intéressant, mais ce que j'en avais vu était un peu élémentaire. Pour moi il n'était pas question d'utiliser des choses aussi grossières. Pourtant, c'est un point important. L'idée de réinstrumentaliser l'électroacoustique apparaît, par exemple, dans la musique techno par le fait qu'ils réintroduisent le " corps " à travers les gestes des mains sur la platine. Dans l'idée, il y a quand même la réintroduction du corps humain comme étant en corps à corps avec autre chose, qui n'est pas exactement un corps physique. Quelque chose d'autre qui est l'électroacoustique.

En ce sens, toute l'orientation pour le contrôle gestuel attire ma sympathie de principe. Mais, encore une fois, tout ce que j'en avais entendu montrait que l'on en était encore au stade préhistorique. Ce n'est quand même pas évident d'inventer quelque chose de significatif à ce niveau, d'autant plus qu'il faut vraiment inventer. En techno, l'instrumentalisation de la platine a abouti à des gestes qui ne sont pas des transpositions de gestes musicaux traditionnels, mais des inventions complètes. En revanche, j'avais l'impression que les contrôles gestuels, au départ, étaient trop décalqués du geste instrumental habituel. Je pense que cela pourrait vraiment marcher s'il s'agissait de nouveaux types de gestes. Mais je ne me permettais pas de me prononcer sur ce qui se fait actuellement car je ne connais pas l'état des choses.

En tous cas, si dans cette production j'avais à reprendre cela, je crois que, par prudence, je ne m'y risquerais pas trop pour le moment, parce qu'il faut des virtuoses. Quand vous produisez, vous ne pouvez pas vous mettre sur le dos tous les problèmes du monde. Je trouve bien, chaque fois de me concentrer, dans la partie électroacoustique, sur un problème particulier. Tout ça pour dire : les gestes, oui, mai j'ai l'impression qu'ils sont encore à inventer.

Une interface gestuelle ou graphique n'est-elle pas un intermédiaire supplémentaire qui empêche de maîtriser véritablement la synthèse ?

Le problème du contrôle est double. Comme la langue chez Esope, c'est la meilleure ou la pire des choses. D'abord, qu'il y ait un intermédiaire par rapport au son, c'est plutôt une bonne chose, parce que c'est ce qui permet de couper du son, d'aller dans une écriture. Après, la question est : " Est-ce la bonne manière d'écrire ou non ? ". De toute façon, le principe de couper du son et de s'éloigner du traitement direct par des interfaces ou des dispositifs d'écriture, est un principe pour moi essentiel. Par ailleurs il y a un problème, que j'ai rencontré à l'époque, c'est que vous pouvez vous faire imposer des schémas qui sont présentés par les physiciens, les techniciens, comme des évidences, alors qu'ils n'en sont pas forcément. Les catégories d'écriture sont des catégories de pensée et non des catégories techniques. Je prends la " technique " comme un véhicule neutre en soi, la technique est ce qui ne pense pas, mais la science pense.

La note n'est pas une sur-catégorie technique, elle prescrit déjà une manière de penser le son. D'ailleurs, beaucoup de gens s'y opposent, au nom de cette pensée sous-jacente.

Vu la complexité technique, vu le nombre de passages du réel au modèle physique, si on rajoute en plus une interface, des déterminations très importantes interviennent encore, et au bout du compte, vous pouvez vous trouver confronté à quelque chose qui est très catégorisé. Le langage scheme, lui-même, n'est pas anodin, ce n'est pas un choix technique uniquement. Il y a aussi des orientations de pensée qui peuvent se jouer à ce moment là dans le type de langage, fonctionnel ou non. Cet outil, très catégorisé vous est, dans ce cas, toujours présenté comme étant naturel, comme étant technique, sans parti pris ou ayant des partis pris les plus naturels, les plus évidents (je ne dis pas que c'est faux, mais moi je ne crois pas en la nature, je veux dire, je ne crois pas que cela soit conformé par la nature, il n'y a de toute façon aucune raison de se couler dans le modèle de la nature).

Donc, vous pouvez très bien penser que votre rapport, qui est un rapport en pensée au son, est complètement canalisé, enfermé dans les catégories de l'interface graphique, qui n'ont rien d'évident parce qu'il y en aurait d'autres possibles, et vous vous sentez dans l'incapacité de faire un tout autre chemin, de remonter au modèle physique et de comprendre ce qui se passe…

D'un côté il faut couper, il faut interrompre, s'écarter du son, c'est mon parti pris d'écriture. Mais, de l'autre côté, les catégories d'écriture sont des catégories de pensée et non des catégories techniques. Soit vous assumez les catégories d'écriture qui vous sont données, sinon il faut aller y regarder, il ne faut pas prendre comme chose allant de soi, les interfaces graphiques qui vous sont proposées.